Epilogue 2 : La victoire des néo libéraux

1er décembre 2028

Laetitia se penche, émue, sur le berceau. Antoine y est allongé,
paisible. Il dort. Il est né il y a quelques heures. Emeliya, la jeune
éthiopienne qui leur a prêté son corps pour donner la vie à leur enfant repose
sur le lit, à côté. C’est son cinquième accouchement depuis cinq ans, et un
seul pour ses « propres besoins ». Les quatre autres ont été
organisés par la Clinique des Sweet Babies au terme de processus de choix bien
huilés avec les parents biologiques et par contrats soigneusement ficelés.

1er décembre 2028

Laetitia se penche, émue, sur le berceau. Antoine y est allongé,
paisible. Il dort. Il est né il y a quelques heures. Emeliya, la jeune
éthiopienne qui leur a prêté son corps pour donner la vie à leur enfant repose
sur le lit, à côté. C’est son cinquième accouchement depuis cinq ans, et un
seul pour ses « propres besoins ». Les quatre autres ont été
organisés par la Clinique des Sweet Babies au terme de processus de choix bien
huilés avec les parents biologiques et par contrats soigneusement ficelés. Laetitia
ne peut s’empêcher de regretter un peu cette grossesse, qu’elle n’a pu vivre
que par procuration. Et que dire de l’accouchement ? Le cri d’Antoine
sorti d’un autre corps que le sien… Arrivera-t-elle un jour à se sentir autant
« mère » que celle qui porte un enfant et le met au monde ? Son
fils ne lui en voudra-t-il pas d’avoir préféré sa carrière, son confort, son
corps à ces neuf mois de gestation qui créent, selon certaines, un lien
indéfectible avec celui ou celle à qui on donne vie ? La jeune femme
parvient à chasser ces idées noires en se remémorant les mots du Chef de Clinique
des Sweet Babies. « Une grossesse 100% contrôlée ». « Un bébé
sans défauts ». « Des gènes optimisés ». Antoine a été choisi
parmi neuf embryons provenant de la fécondation in vitro d’un ovule de Laetitia
avec un spermatozoïde de Philippe. Il a été testé et re-testé pour ne laisser
passer aucun défaut grave. Il a même été possible d’éliminer l’un de ses gènes
qui aurait pu le rendre allergique à un certain nombre de substances. Il était
celui « au potentiel physique et intellectuel le plus élevé ». Comment
pourrait-il reprocher ensuite à ses parents d’avoir mis toutes les chances de leur
côté pour lui permettre d’aborder au mieux un monde devenu tellement
compétitif ? Philippe n’a jamais eu le moindre doute à ce sujet. Et il a
achevé de la convaincre hier : quand ils sont arrivés dans la partie de la
Clinique dédiée aux naissances, ils ont pu constater que sept étages sur neuf étaient
consacrés aux accouchements de fécondations in vitro, et seulement le rez-de-chaussée
et le sous-sol étaient réservés aux grossesses naturelles. Le mode de naissance
de leur petit Antoine est devenu une norme dans les milieux aisés. Ils
n’avaient pas le choix. A 50.000 euros, le revenu moyen de la procréation
assistée, avec l’espoir de générations futures plus résistantes et plus
performantes, le marché a décidé !

Il n’y a que son père, Marc, qui ne veut pas se rendre à l’évidence !
Il leur a beaucoup reproché d’avoir conçu Antoine comme un « produit sur
étagère », selon son expression. Il faut dire que depuis son licenciement,
il est à la dérive, et semble ne plus comprendre du tout le monde dans lequel
il vit. Laetitia s’inquiète. L’Etat n’a plus de quoi financer le chômage
au-delà de six mois ; l’âge de la retraite a été logiquement reporté face
à l’augmentation de l’espérance de vie. L’ancien gestionnaire de patrimoine
devra donc encore travailler pendant au moins dix ans. Mais il refuse de se
remettre en cause. Une coach lui a conseillé une formation à l’intelligence
artificielle ou de changer complètement de métier en s’inscrivant sur une
plateforme de bricolage pour louer ses services. La pénurie actuelle de
plombiers ou d’électriciens devrait lui permettre de trouver du travail sans
trop de difficulté et d’en vivre correctement. Au lieu de cela, il passe son
temps à ressasser l’injustice de sa situation, se réfugie dans l’alcool, a
perdu toute couverture de santé en dehors des minima sociaux et envisage de
céder sa maison pour subvenir à ses besoins. Mais pour aller où ? Laetitia
et Philippe n’ont pas suffisamment de place dans leur appartement pour
l’héberger, surtout maintenant avec l’arrivée d’Antoine.

La jeune femme redoute que son père vienne grossir les rangs des
allocataires du RMG, le fameux Revenu Minimum Garanti, mis en place par le
gouvernement il y a cinq ans, avec le soutien de fonds privés provenant notamment
du secteur technologique. Son montant n’a pas cessé d’être revalorisé depuis
lors… à chaque flambée de violence dans les quartiers où ont tendance à se
regrouper ces populations. Mais pour quel résultat ? Des masses de plus en
plus importantes d’individus désoeuvrés, parqués dans des ghettos, et une jalousie
qui ne cesse de se développer vis-à-vis des nantis. Le taux de criminalité n’a
jamais été aussi élevé. Cela a conduit à une explosion du secteur de la
sécurité privée car l’Etat n’arrive plus à faire face. Un tiers de la
population consacrerait en moyenne 5% de ses revenus à se protéger et à protéger
son patrimoine de la convoitise d’un autre tiers de la population qui n’a plus
d’objectif ni d’espoir dans la vie. Et on prévoit encore un accroissement de
50% de ce type de dépenses au cours des cinq prochaines années. C’était
peut-être une fausse bonne idée ce Revenu Minimum Garanti !

On frappe à la porte de la chambre. C’est Quentin, l’ancien petit
ami de Laetitia. Ils sont restés proches depuis leur rupture, il y a cinq ans.
Il tient à la main un superbe bouquet de fleurs qu’il lui offre avec un
sourire. Quentin est intermittent du spectacle, un métier de
« profiteurs », dirait son père. Ce n’est pourtant plus vraiment le
cas aujourd’hui. Le régime d’assurance-chômage de la profession a été passé à
la pierre ponce par le dernier gouvernement, de même qu’une bonne partie des
subventions au secteur public de la culture. Le résultat ne s’est pas fait
attendre : la moitié des salles de spectacles ont fermé, 80% des films de
cinéma sont américains, indiens ou chinois, et le PIB de la France dans le domaine
de la culture est tombé au dixième rang mondial. Heureusement Quentin a pu s’en
sortir en signant pour une série sur Netflix, entièrement écrite par
l’intelligence artificielle. Au départ, les situations sont sélectionnées par
la machine en fonction des séquences qui ont le mieux marché sur les cinq
dernières années dans plusieurs dizaines de milliers de feuilletons ayant connu
le succès. Ensuite, différentes scènes sont tournées et proposées à un
échantillon de spectateurs, dont les réactions sont recueillies par casque
d’électroencéphalogramme. Le scénario et la mise en scène sont ensuite modifiés
automatiquement pour aboutir à la version finale. Les trois premières saisons
ont connu un immense succès partout dans le monde. Des déclinaisons locales sont
en cours de tournage. Quentin y a décroché l’un des rôles principaux. Il a été
casté par le public parmi la candidature de plus d’un millier d’acteurs. Une
vraie chance !

A la télévision, restée allumée sur une chaîne d’information en
continue, le flash de midi s’ouvre une rétrospective de la crise des
« gilets jaunes ». Un mouvement lancé il y a tout juste dix ans, et
qui s’est avéré bien éphémère. Il a été vite dépassé par toute une série
d’autres éruptions de plus en plus volcaniques alimentées par les réseaux
sociaux : des menus des cantines scolaires au Frexit, des modalités d’examens
dans le supérieur au nouveau régime de retraite. Jusqu’à ce que tout se
banalise… A la révolte a succédé l’apathie de populations chloroformées par le
Revenu Minimum Garanti et ne croyant plus à rien. L’individualisme l’a
définitivement emporté sur toute notion d’intérêt collectif. Il n’y a qu’à
regarder à la télévision les images suivantes de la Cop34 qui vient de se
clôturer en Chine. La caméra balaye une salle où la moitié des sièges sont
vides. Le communiqué final ressemble à s’y méprendre à celui des dix dernières
années : un pavé de bonnes intentions sans aucun engagement sérieux !
Depuis la sortie des Américains de l’accord de Paris, il n’a jamais été
possible de remonter le courant. Pourtant, le nombre de maladies respiratoires
aigües a été multiplié par deux depuis dix ans dans les pays occidentaux ; les
affections cardiaques ont progressé de 50%. La montée des eaux a englouti
plusieurs îles de l’Océan Indien et mené à des transferts massifs de
population. Tant de drames humains et écologiques qui devraient tous nous alerter
! Il faut dire que parallèlement, Sergey Brin promet des filtres à air
directement implantés dans les poumons et des cœurs artificiels résistant à la
pollution. Elon Musk envisage toujours de coloniser Mars. Il commence à
construire des abris sur la planète pouvant accueillir les humains. En tous
cas, c’est ce qu’il dit ! Les scientifiques sont toujours dubitatifs. Et
puis, qui pourra se le payer ? A 300.000 euros annoncés le prix du voyage…

Laetitia se tourne vers Antoine. Peut-être qu’il vivra demain sur
Mars ? Il faut s’y préparer. En tous cas, il part avec le maximum de
chances dans la vie : il est né au bon étage de la Clinique ! Les
cris des bébés provenant du sous-sol et du rez-de-chaussée lui rappellent que
ce n’est pas le cas pour tout le monde.