Pourquoi le libra de Facebook est bien loin de signifier liberté pour le consommateur.

En juin 2019, Facebook annonce le lancement pour début 2020 de « Libra », une cryptomonnaie destinée à faciliter les transferts d’argent et les paiements en ligne. Celle-ci permettrait à ses 2,3 milliards d'utilisateurs d’acheter ou échanger des biens et services facilement sans sortir de son écosystème. Mais l'argument de simplicité et d'efficacité pour le consommateur pourrait se retourner bien vite en risque d'asservissement et d'utilisation abusive de ses données personnelles.

En 2018, Mark Zuckerberg faisait savoir qu’il travaillait sur la technologie blockchain et qu’il confiait les rennes du projet à David Markus, ancien patron de Paypal et ex-membre du conseil d’administration de Coinbase, la plus grosse plateforme américaine d’échange de cryptomonnaies. En février 2019, le New York Times révélait que l’entreprise souhaitait développer un « Facebook Coin ». Et en juin 2019, le réseau social annonçait le lancement pour début 2020 de « Libra », une cryptomonnaie destinée à faciliter les transferts d’argent et les paiements en ligne. Celle-ci serait disponible sur ses plateformes et ses messageries et aurait pour objectif de permettre à ses 2,3 milliards d’utilisateurs d’acheter ou échanger des biens et services sans sortir de son écosystème. Déjà 27 groupes et organisations (dont Uber, Spotify, Booking.com, Ebay) auraient rejoint le projet, souhaitant profiter d’un accès privilégié à ce gigantesque parc de clients potentiels. L’objectif serait d’en avoir rapidement plus d’une centaine.


Si le bitcoin et le libra sont tous deux des cryptomonnaies, leur nature est en réalité bien différente. La blockchain du bitcoin est publique, c’est-à-dire ouverte et décentralisée. Celle du libra est privée, accessible seulement aux partenaires du projet. Le bitcoin se pose en concurrent direct du système monétaire existant, en émettant de la monnaie pilotée par des algorithmes. Le libra est pour l’instant plus modeste, en investissant en actifs sûrs (notamment en dettes d’Etats) les sommes reçues en contrepartie de son achat. Le cours du bitcoin est terriblement volatile. Celui du libra serait attaché à celui d’un panier de grandes devises, dont l’euro et le dollar, pour éviter des fluctuations trop importantes. Facebook se veut donc rassurant, en faisant de sa nouvelle initiative plus un outil de paiement qu’une monnaie. En est-elle pour autant moins dangereuse pour les Etats et les consommateurs ? 


Le géant technologique défend son projet en soulignant la capacité pour ses futurs utilisateurs d’effectuer rapidement et simplement des achats ou transferts d’argent partout dans le monde, sans frais, via ses applications Messenger ou WhatsApp. Il relève également que le libra pourra constituer, pour les populations des pays en développement, une alternative stable à des devises locales extrêmement volatiles. Les avantages de gratuité, facilité et liberté sont une nouvelle fois mise en avant… jusque dans le choix du nom. Il s’agit pourtant d’un discours trompeur. Car comment empêcher, en effet, que l’entreprise, après avoir siphonné nos contacts et nos opinions, mette la main sur nos revenus et nos achats ? Jusqu’à nous rendre encore un peu plus transparents. La prochaine étape est de nous proposer des produits de crédits ou des produits d’assurances, qui seront parfaitement calibrés en fonction de nos risques, identifiés par nos données collectées sur les messageries et les réseaux sociaux. On ne sera plus très loin des pratiques du « crédit social » chinois, mais cette fois, au bénéfice d’un acteur privé tout puissant qui aura la capacité de s’imposer sur des pans entiers de l’économie. 


Le modèle est WeChat, messagerie développée en Chine par Tencent, le principal concurrent de Facebook. Dans le pays, les internautes utilisent cette application pour tout : envoyer des courriels, commander des produits, lire les nouvelles, prendre un rendez-vous, mais aussi régler une dépense ou déposer de l’argent sur son compte bancaire. Il leur suffit par exemple de scanner, avec leur smartphone, le code QR d’une addition au restaurant ou de sa facture d’électricité pour les régler immédiatement. Les stratégies de Facebook et Tencent sont aujourd’hui différentes : l’une crée son propre outil de paiement, alors que l’autre, contrôlé par l’Etat, se contente de faciliter l’utilisation de ceux existant. Mais l’objectif est le même : devenir « le système d’exploitation de notre vie », selon les termes de Siva Vaidhyanathan, professeur à l’Université de Virginie et auteur de Antisocial media : how Facebook disconnects us and undermines democracy.


Amazon, Google et AliBaba devraient s’en inquiéter et réagir. Telegram, l’application de messagerie sécurisée qui compte 300 millions d’utilisateurs à travers le monde, a déjà annoncé un projet similaire à celui de Facebook. Est-ce rassurant ? De telles initiatives minent tous les jours un peu plus le système bancaire actuel en détruisant ses marges. Et il est probable que le monde monétaire de demain voit émerger une nouvelle concurrence entre des devises nationale, des cryptomonnaies et des monnaies locales, à la fois rivales et complémentaires. La question est ensuite de savoir qui pourra imposer sa souveraineté. Les Etats, lourdement endettés, et les banques centrales, prisonnières de leur politique d’assouplissement quantitatif, ne rassurent pas. A ce jeu-là, les GAFA ou BATX, riches de leur trésorerie, de la connaissance de leurs clients et de leur influence, ne sont pas les plus mal placés. Il serait temps de s’en préoccuper !


A retrouver dans "Le Monde qui vient", Editions Plon (à paraître 29 août 2019)

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